Repenser une relation "désirable" au travail avant d'en réformer le code
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Pour une fois que l'actualité des grands médias n'est focalisée ni sur l'immigration, ni sur l'insécurité, ni sur les liens entre les deux, on va en profiter pour aborder un sujet évidemment central de notre "révolution heureuse" : le travail.
La Loi Macron vient de passer l'étape de l'Assemblée Nationale (49:3 le 16 juin, rejet de la motion de censure deux jours plus tard), et s'apprête à passer une dernière fois devant le Sénat avant adoption. Elle s'accompagne de diverses mesures annoncées par Matignon, dont certaines semblent bien ciblées (notamment celles au profit des très petites entreprises). Elle fait évidemment couler beaucoup d'encre et de pixels, plutôt bien accueillie par les libéraux et les milieux d'affaires (qui saluent la direction mais en regrette le manque de portée), et plus fraîchement par les autres. L'idée de cet article n'est pas d'en reprendre les éléments et de brosser un tableau détaillé des arguments des uns et des autres. Pour cela, je vous renvoie à différents papiers de la presse de tous bords, par exemple le Monde, le Figaro, Le Huffingtonpost ou encore Médiapart qui lui consacre un dossier.
Penchons nous plutôt sur les grands principes qui devraient gouverner le rapport au travail dans la France que nous voulons. Schématiquement :
- La raison première du travail est de subvenir aux besoins. Les peuples aspirent aussi de plus en plus à associer le travail à une opportunité d'épanouissement personnel et de réalisation de soi.
- Au cours des trois derniers siècles, des cycles de révolutions multiples (technologiques, énergétiques, organisationnelles, culturelles etc.) se sont traduits par une explosion de la productivité. Cela signifie qu'une moindre charge de travail produit beaucoup plus de richesses.
- L'augmentation de la productivité et de la production en France et dans le monde occidental s'est traduite par des bouleversements majeurs sur trois dimensions (parmi d'autres) :
- Équilibre social : Le partage des gains et l'augmentation spectaculaire du niveau de vie des populations et la sécurisation des travailleurs (acquis sociaux...), et une distorsion croissante par l’accaparement et l'accumulation de richesses par les élites (politiques, et surtout économiques et financières)
- Équilibre géopolitique : Le décrochage entre les niveaux de vie des pays du sud et ceux des pays industrialisés à partir du milieu du 18ème siècle, dont l'esclavage et la colonisation ont été des instruments, et son inversion dans une dynamique de convergence économique globale amorcée dans les années 1970 (rattrapage du Nord par le Sud).
- Équilibre des facteurs : Surexploitation du capital naturel au profit des capitaux humains (santé, éducation), matériels (infrastructures), économiques et financiers. Le capital social semble s'effriter rapidement avec l'accroissement de la précarité, de l'insécurité et de la xénophobie. Remarque : ces bouleversements se manifestent aussi dans d'autres domaines, par exemple l'évolution du rapport homme/femme, l'exode rural et l'urbanisation des sociétés et des économies etc.
- Le rappel des bouleversements historiques sur ces trois dimensions permet de replacer les problèmes actuels d'emploi en France dans un contexte plus global, pour mieux les interpréter. Les défis sont essentiellement :
- La décorrélation entre l'activité et l'emploi : Quand l'activité augmente, l'emploi n'augmente pas nécessairement (pour ceux qui veulent mieux comprendre ce phénomène, la loi d'Okun peut être un bon point de départ). Structurellement en France, il faut une croissance supérieure à 1.5% du PIB pour commencer à faire baisser le chômage. Ce déséquilibre structurel n'est pas irrémédiable. La clé du problème réside non seulement dans la productivité résiduelle, mais aussi dans les mécanismes de redistribution des richesses et de partage du travail qui la co-déterminent. Elle est liée au fait que l'âge de la financiarisation, de la dérégulation accélérée des marchés et de la privatisation tous azimuts a rompu l'équilibre dans la répartition des gains de productivité au profit d'inégalités qui se creusent toujours plus entre les plus riches et la réapparition d'une classe très pauvre. En France, l'indice de Gini a ainsi baissé jusqu'à la fin des années 1980, avant de connaître une forte hausse depuis, de 0.277 en 1990 à 0.303 en 2012, signe du creusement des inégalités.
- La croissance de l'activité économique ralentie : Il s'agit là, en revanche, d'un phénomène largement hors de notre portée "à échelle macro", lié à la fois au phénomène de convergence économique (rattrapage par les pays en développement) et à la finitude physique de notre planète (matières premières, pollutions, déchets...). Les crises écologiques nécessitent une réorientation massive des investissements dans l'économie verte qui peut promouvoir fortement l'activité économique, mais qui devra être sélective et compenser une décroissance massive dans certains secteurs. Le bilan semble incertain, et l'avenir économique doit se concevoir dans la sobriété et la stabilisation matérielle (cf. mon plaidoyer pour une révolution politique).
- La décorrélation entre emploi et revenu : La part des salaires dans les revenus des Français semble avoir fortement baissé (je n'arrive pas à trouver de statistiques fiables pour démontrer cette tendance, au delà de la situation en 2012 par l'INSEE) au profit des revenus des rentes et du patrimoine. Cette évolution oblige à repenser la place du travail dans la société en tant que condition ou moyen de subvenir aux besoins individuels et collectifs. Elle questionne aussi l'architecture fiscale... cf. ci-dessous.
- La place relative du travail humain dans la création de richesse : Le dispositif légal et fiscal est le régulateur central de la valeur relative du travail parmi les différents moyens de production. En clair, pour créer de la richesse, il faut associer plusieurs moyens et intrants : argent, énergie, matière première, travail, machines... Bizarrement, en dépit du taux élevé de chômage, la mobilisation du travail semble beaucoup plus complexe et coûteuse dans notre économie actuelle que celle de l'argent (largement dérégulée, sous taxée, internationalisée...) ou encore des ressources naturelles (dont la consommation doit être fortement réduite au regard des crises environnementales et recentrée sur les ressources renouvelables en économie cyclique). Ici réside à mon sens la clé du problème dans sa dimension "quantitative" : il faut libérer l'emploi (je n'ai pas dit déréguler) !
- L'évolution de la société et des aspirations de la population est aussi fondamentale. Le rapport au travail a changé. La pénibilité et les conditions d'abrutissement au travail subsistent mais sont beaucoup moins pesantes que par le passé. Il me semble légitime de penser désormais le travail comme une dimension de nos vies créatrice d'apprentissage, d'intérêt, de satisfaction et d'épanouissement.
Au final, la solution me paraît passer par la réconciliation de différentes dimensions du travail aujourd'hui souvent opposées par les discours. La première est la liberté et la flexibilité, et en premier lieu pour satisfaire à l'évolution de notre société et des aspirations individuelles vers des parcours professionnels plus divers, plus enrichissants. Il faut que la création d'emploi redevienne facile et peu coûteuse. Cela passe nécessairement par une clarification du cadre légal et un rééquilibrage complet du système fiscal. Mais cette libération du travail ne doit pas servir d'alibi à l'enrichissement des plus riches et à la précarisation des travailleurs. Elle ne doit pas non plus se traduire par une diminution des revenus fiscaux et donc du rôle de l'Etat. Elle ne peut donc se faire en dehors d'une refonte complète du système fiscal, comprenant notamment une forte révision et augmentation de la taxation de la finance et des matières premières non renouvelables y compris énergétiques, la lutte effective contre l'évasion et l'optimisation fiscale, et enfin la "sécurisation de la flexibilité", c'est à dire la mise en place d'un programme complet d'appui aux travailleurs: éducation continu, revenus minimums et accompagnement dans les périodes de transitions etc. En clair, le travail comme la vie doivent redevenir une aventure, où le risque, l'évolution, l'épanouissement personnel doivent être à nouveau encouragés, et où notre richesse collective doit être mobilisée pour garantir un environnement serein et sécuritaire pour les individus.
Utopie ? Certainement pas. Cette harmonisation et réconciliation de la sécurité des individus et de la liberté du travail est tout à fait réaliste. Est-ce que les pistes énoncées ci-dessus semblent si hors d'atteintes ? La clé est dans la cohérence et la coordination de l'approche, car toute libéralisation sans encadrement ne ferait que brader un peu plus la responsabilité de l'Etat devant l'intérêt collectif, augmenter le sentiment d'insécurité des individus et crisper le dialogue social. D'un autre côté, la défense et l'extension des acquis sociaux pour permettre de regarder véritablement le travail à la fois comme le moyen de subvenir aux besoins de tous et de nourrir l'épanouissement et le bien-être de chacun ne doit pas se traduire par un creusement des déficits publics et un marché de l'emploi sclérosé. Il faut continuer à explorer les idées des uns et des autres, les exemples d'ici et d'ailleurs... Par exemple en dépit de marge de manœuvres réduites et d'une contestation importante, la réforme du travail impulsée par Matteo Renzi en Italie semble assez innovante, et son modèle de "flexisécurité" basée sur des contrats à "protection croissante" pourrait donner des enseignements intéressants. A suivre...
Revenons-en à notre Loi Macron. Sur son site internet, le gouvernement introduit son projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques par cette petite phrase : "accompagner l'évolution du marché du travail". Pour moi, cette mention caractérise justement le malaise. Le gouvernement "accompagne", alors qu'il doit orienter. Qu'est-ce qui dicte aujourd'hui "l'évolution du marché du travail", si ce n'est la pensée unique économique fondée sur la toute puissance des marchés dérégulés, l'apologie du profit, de l'enrichissement et de l'accumulation, portée par les élites financières ? Le rôle d'une loi annoncée comme centrale en matière d'emploi doit-il se réduire à "accompagner" cette évolution ? Je n'en suis pas convaincu...
Ainsi, d'ores-et-déjà, inutile de chercher dans ce projet de loi une réponse à la hauteur des enjeux. Si on le regarde à la lumière des principes évoqués ci-dessus, la contribution paraît vraiment modeste :
- Le secteur privé est conforté au centre de la réponse à la problématique de l'emploi, ce qui me semble trop général. Positif, en soi, quand il s'agit d'encourager l'initiative privée à échelle entrepreneuriale, au niveau des petites et moyennes entreprises. Beaucoup plus conditionnel quand on aborde le fonctionnement des grandes entreprises...
- Le rôle des pouvoirs publics dans l'encadrement et l'orientation des investissements, pour garantir que la flexibilité accordée aux entreprises se traduit bien en création d'emplois et en valeur collective, est une nouvelle fois largement abdiqué.
- L'activité et la croissance sont érigées en condition quantitative de l'emploi, alors que la relation qualitative entre activité et emploi, fondamentale et dysfonctionnelle, n'est pas abordée.
- Aucune orientation qualitative ou sectorielle de l'emploi dans les secteurs porteurs de l'économie verte... une opportunité gâchée...
Au final, il s'en dégage le sentiment de faire un pas de plus, certes limité, dans la sape des fondements du modèle social français, sans pour autant réussir à repositionner la question de travail dans un nouvelle dynamique créatrice de confiance, harmonisant les principes nécessaires de liberté, de solidarité et de sécurité. D'où ma critique du système politique actuel et mon plaidoyer pour une véritable révolution qui permette de transformer les choses dans leur globalité, guidé par une vision d'ensemble des aspirations et défis collectifs. Facteur clé de succès: le dialogue intersectoriel et entre les différentes parties prenantes, bien sûr, et la capacité à engager un débat et la formulation de solutions intégrées à plusieurs dimensions: Par exemple, refondre la politique puis le droit du travail de manière articulée avec l'éducation et la formation, la fiscalité, les secteurs prioritaires, l'économie verte, la vie sociale, l'accompagnement professionnel... On en est parfaitement capable !
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