Pensées des Galapagos
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Alors que l'avion me ramène de Lima à Nairobi via une escale européenne, quelques images et réflexions me reviennent du fabuleux voyage qui s'achève entre les Galapagos et le Pérou. Beaucoup d'émerveillement devant la splendeur, l'ingéniosité, la puissance qui jaillissent de la nature et des cultures humaines. Une véritable ode à la vie, dans toute son impulsivité, sa diversité, sa sérénité et sa dureté aussi.
Je ne ramène pas dans mes valises une nouvelle théorie révolutionnaire de la nature digne de Darwin. Je réalise toutefois à quel point les Galapagos ont pu être un terrain d'exploration propice à l'émergence de la théorie de l'évolution. Une chose me frappe : la dimension sociale et relationnelle de cette évolution des espèces. L'évolution n'est pas déterminée uniquement par le rapport au milieu physique comme le relief ou le climat, mais aussi évidemment par le milieu biologique lui même, c'est à dire les autres espèces animales et végétales, et leur évolution propre. Prédation, synergie, parasitisme, tout individu de toute espèce est en relation mobile avec la vie autour de lui, les menaces et opportunités qu'elle offre, et le défi constant qu'elle propose à son expression, son développement. Cela renforce en moi une profonde intuition à lire le monde dans sa dimension constructiviste, telle que par exemple je la reprends dans ma recherche en relations internationales...
Je revois ces multiples occasions, au cours de mon voyage aux Galapagos, de m'approcher au plus près des individus. Otaries, fous, requins, iguanes, tortues... J'ai pu me retrouver souvent au beau milieu de groupes entiers, oiseaux volant, requins nageant ou colonies d'otaries se reposant ou jouant autour de moi, dans les airs, sur terre et dans la mer, sans que cela ne semble effrayer personne. Ce n'était pas de l'indifférence, car il y avait toujours une curiosité réciproque. Il y avait certainement de la confiance, pas nécessairement en moi mais plutôt dans l'ordre des choses, ou du moins une absence de peur primordiale et systématique. La notion de confiance me semble trop construite pour témoigner de cette relation plutôt spontanée. Peut-être une candeur, une naïveté, une curiosité, une aspiration à explorer la nouveauté, l'incongru. Nietzsche reprochait à Darwin de faire de l'instinct de survie le moteur de l'évolution, en niant la dimension centrale de la volonté de puissance qui jaillit de tous les êtres vivants dans sa nature, ses formes et degrés multiples. Je crois que cette "confiance primordiale" est le signe d'une dynamique plus constructive d'expression de tous les êtres au monde.
Pourquoi cette confiance intuitive, instinctive, semble désormais perdue entre l'homme et les autres espèces vivantes sur l'essentiel de notre planète? La mémoire collective est très certainement à l'œuvre, et fait écho à l'affirmation historique de l'intelligence humaine sur la nature, essentiellement à travers la compétition, la confrontation, la domination et le rapport utilitariste aux éléments et au vivant. Mais cette logique de construction humaine n'est pas seulement externe, entre l'homme et la nature, et se reflète aussi en interne, comme dynamique même du rapport entre les individus d'une même société - et de la société humaine en l'occurrence. L'expérience de la douleur, de la peur et de la souffrance se fait d'abord comme conséquence du rapport à l'autre et au monde, et comme réaction nécessaire au regard de l'instinct et de la nécessité de survie. Généralisée dans un rapport de confrontation systématique au monde, cette expérience sape l'intuition même de confiance primordiale et prend une tournure castratrice, comme entrave à l'élan vital et créatif, au jaillissement, à l'aspiration à l'épanouissement, et à la dimension démiurge de chaque individu. L'expression primitive de notre instinct de survie dans un état de nature s'est érigée en déterminant de notre rapport de domination et de prédation au monde et aux autres, sapant au passage les bienfaits et les conditions d'une confiance primordiale associée à un monde de coopération, et constituant au final une chaîne à notre propre liberté, et un défi structurel à la paix et à l'harmonie comme fondement de nos sociétés.
Un monde féérique et enchanté ? Pas nécessairement. Difficile de fermer ce chapitre aux Galapagos sans mentionner l'omniprésence de la mort. Le foisonnement de la vie, la confiance et la coopération comme moteurs des relations inter et intra-spécifiques se déroulent dans un théâtre macabre. Les cadavres des fous et des otaries sèchent un peu partout sur les plages de galet, et résonnent dans ma mémoire avec les savanes africaines, jonchées de squelettes blanchis par le soleil, et drapées dans une odeur de mort autour des corps de gnou en putréfaction dans la rivière Mara pendant la grande migration. Car la mort est partout. Conditionnelle, consubstantielle à la vie. Étrangement d'actualité alors que l'attaque terroriste contre Charlie Hebdo vient endeuiller l'idéal de liberté d'expression cher à notre civilisation occidentale. Comme le rappel cette plaque de mémorial à Washington, la liberté n'est pas gratuite. La grandeur et la beauté de la vie dans les Galapagos ne saurait se soustraire à l'impératif de mort. Serait-ce une invitation opportune à questionner la manière éminemment maladive dont nous considérons la mort à titre individuel et collectif ? Redéfinir notre rapport à la mort à travers notre relation aux autres, au monde, et dans notre projet collectif de société ne serait-elle pas une condition essentielle à la réalisation de notre véritable liberté ?
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