Comment l'Europe des banquiers et des financiers enfonce la Grèce dans une misère odieuse en trahissant ses propres idéaux.
Cette "pensée en l'air" vise à prendre du recul sur la dernière épopée du Grexit - éventuelle sortie de la Grèce de l'Euro - et à lancer un cri d'alarme quant à ses conséquences sur la construction européenne au sens large. Sans prétendre faire le tour de la question, évidemment, on peut souligner certaines réalités et dynamiques importantes. Tout d'abord, quelques convictions:
1. Le processus de construction européenne reste, encore aujourd'hui, une condition fondamentale de la paix et de la sécurité en Europe
Et tant pis si j'enfonce des portes ouvertes, mais trop de citoyens oublient ce fait essentiel... La paix et la coopération entre les grandes puissances européennes depuis 1945 est un phénomène unique dans l'histoire. Il est aussi inestimable et précieux. Le 11 juillet, la commémoration des 20 ans du massacre de Srebrenica doit résonner dans nos tripes, et nous convaincre une fois pour toute que la construction européenne est une chance inouïe, une merveille de la sagesse humaine. Certes la merveille reste en construction, certes elle ne nous exempte pas de fautes et de barbarie en dehors de nos frontières, mais elle a permis à deux générations d'européens de vivre dans la paix et de plus en plus dans l'échange. L'idée d'Europe doit rester un phare face aux crises et bouleversements qui s'annoncent.
2. L'Europe demeure une construction fragile, confrontée à de multiples menaces
Ces dernières années, l'Europe a connu différents revers dans son processus de construction et d'unification. Sur le front de l'approfondissement et de la gouvernance interne, le rejet français et hollandais du traité instituant une Constitution européenne en 2005 a constitué une première alerte, contournée mais non enterrée par la signature du traité de Lisbonne en décembre 2007. Sur le front de l'élargissement, le casse-tête turc et les tensions géopolitiques autour de la politique de "nouveau voisinage" - dont la guerre actuelle en Ukraine est une manifestation - présentent aujourd'hui des défis difficilement franchissables. Pendant ce temps, la Grande-Bretagne brandit la menace de se retirer de l'Union Européenne, et les crises structurelles de la dette dans des pays comme la Grèce mais aussi l'Espagne, l'Italie ou le Portugal pourraient changer profondément la carte de l'Euro à moyen terme. Sans oublier, certes anecdotique mais pas dénué d'intérêt, le retrait de l'Islande des négociations d'adhésion à l'UE engagées en 2009, comme démonstration cinglante que des méthodes bien plus efficaces existent pour sortir de la crise que celles imposées par Bruxelles et Berlin.
3. La construction européenne libérale prise en étaux entre nationalisme et humanisme
L'intégration européenne suit l'agenda capitaliste et néolibéral porté par les décideurs nationaux et leur cour de lobbys industriels et financiers réunis à Bruxelles. Ce modèle est confronté à un bilan désastreux (crise économique, chômage, augmentation de la pauvreté, endettement...) qui nourrit un rejet populaire croissant (montée des nationalismes, rejet de procédés anti-démocratiques à l'image du TAFTA...). Deux mouvements largement opposés se retrouvent pourtant à l'avant-garde de la fronde anti-Bruxelles: les partisans nationalistes prônant "moins d'Europe" d'un part - qui nourrissent notamment la vague europhobe en Grande-Bretagne et constituent la force dominante derrière le "Brexit"; et les partisans d'une "autre Europe", plus humaniste, plus solidaire et non soumise à la toute puissance des marchés et de la finance d'autre part. Trois forces majeures sont donc à l'épreuve suivant des configurations différentes et changeantes d'un pays à l'autre ou à l'échelle européenne.
4. La Grèce et l'Espagne comme illustrations de la ligne de front
En Grèce, l'option libérale en tant que vision politique est à genou, alors qu'aux extrêmes la gauche radicale de Syriza a pris le dessus sur le mouvement ultra-nationaliste Aube Dorée. En Espagne, l'option libérale reste majoritaire (PSOE et PP), mais l'émergence de Podémos montre que des motivations humanistes au delà des clivages droite-gauche peuvent bouleverser le paysage politique.
Pour éviter l'effondrement promis par le rapport de force entre néolibéraux et nationalistes, seule l'affirmation d'un nouvel humanisme est capable de sortir le projet européen de l'impasse et d'en fonder le renouveau. La tourmente grecque démontre que le chemin sera long...
Pour ceux qui veulent se plonger sérieusement dans le sujet, la porte d'entrée est évidemment le texte de l'accord du 13 juillet lui-même. Cet article du Monde nous en donne une synthèse assez objective, mais sous forme de catalogue un peu "froid". On peut toutefois en extraire trois points principaux:
- Mise sous tutelle pure et simple de la Grèce par ses créanciers, puisqu'elle devra "consulter les institutions et convenir avec elles de tout projet législatif dans les domaines concernés".
- Privatisation des actifs grecs pour générer 50 milliards d'euro - dans un contexte de crise et sous-évaluation des biens, voilà pour assouvir la soif des prédateurs financiers de tout poil.
- Mesures d'austérité toujours plus drastiques: reformes de la fiscalité, des retraites, de contrôle des dépenses, du secteur financier, de la justice...
Des conditions encore plus drastiques que celles des 25 et 26 juin pourtant rejetées massivement par le référendum grec du 5 juillet. De quoi justifier ce titre de Mediapart: "les Européens imposent à Tsipras une reddition sans conditions".
Le Pacte Civique lance un appel salutaire à "retrouver l'esprit de fraternité dans la famille européenne". Il ne fait pas l'impasse sur les responsabilités grecques - même si on peut se demander s'il faut pointer du doigt seulement la Grèce quand elle diffère "les réformes lui permettant d’avoir un État solide reposant sur une fiscalité large et juste adossée à une économie dynamique, elle-même en phase avec son système de protection sociale". Rappelons aussi que la Troïka agit suivant deux poids deux mesures, parfaitement laxiste avec les anciens gouvernements libéraux et conservateurs à Athènes, et subitement pressée et autoritaire avec le gouvernement de Syriza. Mais l'article du Pacte Civique mentionne surtout trois écueils majeurs de l'accord:
- Il ne présente aucune solution à la relance économique de la Grèce. C'est pourtant le nœud du problème qui fait bondir les économistes de tout bord. De Patrick Artus à Paul Krugman en passant par Piketty et consort, ils sont unanimes pour décrier le non sens de l'accord, et le prix Nobel Joseph Stiglitz d'invoquer la "responsabilité criminelle" des créanciers d'Athènes.
- Il repousse la nécessaire question de la remise de dette. Même si une restructuration, y compris une annulation partielle de la dette grecque est inéluctable - même le FMI est d'accord! -, le fait qu'elle n'ait pas été abordée dans l'accord permet aussi aux Européens d'échapper à une analyse sérieuse de leurs responsabilités dans le fiasco grecque, ce qui ouvrirait une nouvelle brèche dans son idéologie néolibérale dominante.
- Il est le fruit de sombres tractations et rapports de forces bien loin des principes vitaux de toute démocratie. Cet excellent texte de Libération souligne, parmi d'autres, quelques modalités du fonctionnement même du système européen qui placent nos choix politiques sous le joug structurel du dogme économique dominant. On y découvrira cette phrase qui souligne bien la profondeur du malaise de l'Europe face à la démocratie: "La crise grecque fait en somme bien voir l’assise de cette constitution économique européenne, qui s’est construite au fil des décennies et qui définit un certain espace d’impossibilités pour les démocraties. [...] Les règles fixées par la Commission ou par la BCE paralysent toute volonté politique".
Mais l'Europe et la Grèce ne fonctionnent pas en vase clos. Les conséquences de l'accord scandaleux imposé à Tsipras par la Troïka sont multiples. A l'échelle nationale évidemment où le pays s'enfonce dans la pauvreté avec des voyants de développement humain dans le rouge. Mais aussi sur le plan politique, où la guerre des clans gauche-droite va se déchaîner de nouveau - la pseudo-affaire du plan B de Varoufakis n'en est qu'un amuse-bouche grotesque. A l'échelle européenne aussi où la toute-puissance de l'orthodoxie économique allemande commence à soulever un front commun d'agacement. Sur le plan diplomatique, Moscou multiplie les gesticulations autour de la Grèce dans l'espoir de reprendre l'offensive sur la question des frontières et des coopérations de l'Union Européenne avec ses voisins de l'ancienne zone d'influence soviétique. Au final, pour défendre une idéologie à bout de souffle et les avoirs du pouvoir financier, le Conseil européen, la Commission - largement dépassée dans l'affaire, à sa décharge - et la BCE ont asséné un coup de plus, un coup brutal et criminel, aux principes fondamentaux et à l'esprit du projet européen déjà largement vacillants.
Mais à Athènes, 30.000 personnes dorment chaque soir sous les ponts et la mortalité infantile a progressé de 43%. Cet excellent blog (accessible) sur Mediapart porte un regard croisé particulièrement ravageur sur la tourmente grecque.
Je laisserai le mot de la fin à Jeffrey Sachs pour qui l'accord grec démontre que l'Europe «est sur le point de s’effondrer à cause des vanités et du cynisme d’une poignée de banquiers et de politiciens». Pour cet expert mondial des questions de développement et conseiller de Ban Qi-moon sur l'agenda global post-2015, "si on continue comme cela, sans solidarité, sans compromis, le rêve européen est condamné... [...] Cela fait quarante ans que je m’investis dans l’économie internationale et je n’ai jamais vu ça; voir cela en 2015, dans une des deux plus grandes économies du monde, tient du cauchemar. C’est la faillite, en soi, d’un système financier et économique sans réelle gouvernance politique". A lire absolument.
Face à un tel spectacle, il est plus que jamais temps de stigmatiser les absurdités, canaliser l'indignation, et organiser une réponse humaniste et solidaire à la mesure du courage de nos pères, dont le sang et les rêves avaient pourtant placé l'aventure européenne vers un idéal de paix et de fraternité.